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Réflexions sur les modèles économiques des « nouveaux TLD »

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Le 23/05/2019

Il existe une certaine confusion lorsqu’on entend parler des « nouveaux TLD ». Certains discours se veulent optimistes, d’autres au contraire ne font que recenser les mauvaises nouvelles, et l’on parle d’ailleurs indistinctement des « nouveaux TLD » comme si ceux-ci ne se répartissaient pas en différents segments dont chacun obéit à des dynamiques et contraintes qui lui sont propres.

L’objectif de ce billet est de poser les bases d’une réflexion sur ces dynamiques et contraintes, et de donner des clés de lecture non seulement aux parties prenantes de l’écosystème des noms de domaine mais aussi à tous ceux qui pourraient vouloir un jour obtenir leur propre extension.

Un objectif subsidiaire est de montrer que les facteurs clés de succès de ces différents types d’extensions ne reposent clairement pas sur le volume, tout au moins pour certains d’entre eux. La notion de volume n’a de sens que pour les nTLD « marchands », dont la pérennité repose sur la vente de noms de domaine à des tiers. Le succès d’un TLD repose plus sur sa capacité à dégager de la valeur pour son registre et la communauté internet, et cette valeur se mesure différemment selon le segment considéré.

Les coûts en revanche sont les mêmes pour tous les registres, et ce sujet brûlant ne peut être ignoré car il est loin d’être neutre : outre les frais de l’opérateur technique de registre, les 25 000 $ annuels exigés par l’ICANN (pour les nTLD ayant moins de 50 000 noms en stock) représentent une charge assez lourde.

Pour une extension à vocation commerciale détenant 5 000 noms en stock, ces frais ICANN correspondent à 5 $ de frais fixes par nom de domaine. Si l’on ajoute les frais de l’opérateur technique, les coûts de fonctionnement internes et les frais de promotion et de développement, on voit que d’emblée de tels registres sont obligés de pratiquer des tarifs élevés et relativement peu compétitifs par rapport à ceux de grands concurrents déjà solidement implantés sur le marché, jouissant du double avantage du volume et de l’appropriation par les utilisateurs.

Des modèles économiques inégaux

Toutes les nouvelles extensions ne sont d’ailleurs pas égales en matière de modèles économiques. Considérons chacun des grands « segments » ou « familles » existant à l’heure actuelle.

  • Les Brand TLD (ou .BRAND) sont des extensions créées par des grands groupes pour leur propre usage. Leurs bénéfices s’expriment en termes de contribution aux stratégies digitales de leurs détenteurs. Les volumes attendus sont faibles et le « coût par nom de domaine » est donc élevé, mais compensé par la valeur ajoutée créée pour l’entreprise. Dans certains cas des .BRAND peuvent être ouverts à des clients, partenaires etc. de l’entreprise délégataire, mais ce sont pour l’instant des exceptions. En règle générale, l’utilisation est interne et la notion de « tarif » n’est donc pas applicable, de la même manière que la rentabilité doit être abordée dans le contexte d’un grand groupe. Conséquent pour une entreprise en création, le budget nécessaire pour obtenir et faire fonctionner une extension reste assez modeste en regard des investissements consentis pour assurer et développer la présence sur internet d’un grand groupe et de ses composantes, sans même évoquer les budgets liés à la communication. Pour en savoir plus sur les .BRAND, je vous invite à lire le livre blanc publié par l’Afnic en juillet dernier.
  • Les Community TLD sont en théorie réservés à des communautés ciblées, par nature assez restreintes. L’espérance de volume est par définition assez faible, pouvant aller jusqu’à « moyenne » pour les grandes communautés et en cas de plébiscite du TLD. Afin de pouvoir équilibrer leurs comptes, ces extensions sont contraintes de vendre leurs noms à des niveaux de prix élevés, pouvant devenir modérés en cas de succès.
  • Les geoTLD correspondent à des noms de régions ou de villes. Leurs zones de chalandises sont souvent supérieures à celles des Community, tout en ciblant des publics encore relativement restreints. Leur problématique est très similaire à celle des  Community, quoique plus favorable. Leur « spectre » est plus large, pouvant aller de quelques milliers de noms à plusieurs centaines de milliers sur le long terme. Mais au départ et pendant plusieurs années, les volumes restent faibles voire moyens et les tarifs doivent s’aligner en conséquence, de élevés à modérés. Cependant des prix adaptés aux volumes autorisent ces acteurs à espérer une rentabilité rapide de leur investissement, les taux de renouvellement étant généralement élevés et les créations se développent avec la notoriété croissante des extensions. Pour en savoir plus sur les geoTLD, vous pouvez lire l’un de nos récents articles.

Le dernier segment, celui des « purs génériques », se scinde en deux :

  • les extensions génériques ne pouvant toucher qu’une clientèle réduite, soit par leurs règles d’éligibilité, soit par un terme clé ne pouvant intéresser que des publics restreints, des niches. La logique financière de ces nTLD sera proche de celles des geoTLD et Community TLD, les volumes attendus étant faibles ou moyens et les tarifs devant être selon les cas élevés ou modérés. Pour l’heure il n’y a pas d’exemple de ces extensions ayant acquis un volume suffisant pour arriver à des tarifs modérés, mais cela se produira probablement dans l’avenir.
  • les génériques « ouverts », aux termes mondialement utilisés, qui ont la chance de pouvoir adresser une cible mondiale ou en tout cas très large. Ces TLD peuvent quitter les logiques de niches et de prix relativement élevés pour adopter des stratégies de masse et de low-cost. Le pari est d’autant plus risqué que les TLD sont jeunes mais ce sont vraisemblablement les seuls à pouvoir l’envisager. Ici les volumes peuvent aller de faibles à forts et les tarifs de bas à élevés en fonction des choix des registres et des succès rencontrés.

 

Niveaux de tarifs envisageables

Espérance

de volume

N. A.

Bas

Modéré

Elevé

Forte

GEO

GEN-larges

Moyenne

COMMUNITY

GEO

GEN-restreints

GEN-larges

Faible

 

BRAND

COMMUNITY

GEO

GEN-restreints

GEN-larges

Cette modélisation succincte des équilibres entre espérances de volumes et niveaux de tarifs permet d’explorer les conséquences pour les registres en termes de stratégies marketing.

Les conséquences en termes de stratégies marketing

Du fait des spécificités de chacun, les « nTLD » ne jouent pas à armes égales et doivent élaborer des stratégies marketing en accord avec leurs forces et faiblesses.

Ainsi, plus le volume attendu est faible, avec des tarifs élevés, et plus le registre est obligé de miser sur la valeur ajoutée de son TLD et/ou sur l’affect qu’il pourra susciter auprès de sa cible. Les BRAND vont rechercher une valeur ajoutée en lien avec leur stratégie digitale. Les COMMUNITY et les GEO peuvent convoyer des notions d’appartenance et de reconnaissance entre les titulaires et leurs visiteurs ou prospects. Dans de nombreux cas, il s’agira de « love-TLD », que les titulaires seront prêts à acquérir plus cher parce qu’ils feront particulièrement sens à leurs yeux, pour des motifs le plus souvent affectifs et liés à l’identité (appartenance à une ville, une région, une communauté). Les génériques restreints pourront chercher à développer des modèles de services originaux, qui leur apporteront les facteurs clés de succès dont ils pouvaient manquer à l’origine.

À l’inverse, les « purs génériques » pourront pratiquer des tarifs faibles, voire miser sur la quasi-gratuité en espérant que la proportion (en général très faible) de noms renouvelés leur permettra à terme d’équilibrer les comptes. Les taux de renouvellement sont d’autant plus problématiques pour les extensions ayant choisi une approche de quasi-gratuité au moment des créations en espérant se rattraper sur les tarifs de renouvellement. Jusqu’à présent ces modèles innovants ont obtenu des résultats tangibles en termes de volumes à court terme, mais sans garantir pour autant la pérennité à long terme des extensions concernées.

TLD exclusifs versus TLD de masse

Ce sont deux philosophies qui coexistent sans se rencontrer : les « love-TLD » en puissance ont tendance à se vouloir exclusifs ou sélectifs, tandis que les « mass-TLD » recherchent au contraire les publics les plus divers.

Les deux approches s’exposent cependant à des mécomptes. Les utilisateurs intéressés par un « love-TLD » peuvent être rebutés par des conditions d’éligibilité trop drastiques, entraînant des lourdeurs (vérifications etc.) d’autant plus dissuasives que le caractère sélectif ne fait pas nécessairement naître l’attachement ni la perception de valeur ajoutée. Quant aux « mass-TLD », ils souffrent par construction d’une volatilité importante et sont condamnés à maintenir des niveaux de créations élevés s’ils ne veulent pas voir leurs stocks s’effondrer. Cette logique peut s’apparenter à celle de la « cavalerie » si elle échappe au contrôle du registre.

On assiste ainsi logiquement, depuis quelques mois, à des évolutions attendues chez quelques registres, les « love-TLD » déçus par les volumes cherchant à assouplir leurs conditions d’éligibilité et quelques « mass-TLD » échaudés par leurs taux de renouvellement catastrophiques révisant leurs tarifs à la hausse.

Un mauvais pricing qui se paie

Cette réflexion n’est pas gratuite : elle devrait inspirer les futurs candidats à des extensions qui se présenteront dans les années à venir, quand l’ICANN organisera de prochains « rounds ».

Dans un univers aussi concurrentiel que celui des noms de domaine, un mauvais pricing peut conduire un registre à la ruine simplement parce qu’il se sera avéré dissuasif (effet négatif sur les volumes) ou dilutif (effet négatif sur la perception de valeur).

Les bureaux d’enregistrement comme les utilisateurs étant très hostiles à des augmentations de tarifs, il est sans doute préférable, pour un TLD visant des volumes faibles à modérés, de commencer avec des tarifs raisonnables et lui laissant la possibilité d’ajustements à la baisse à mesure que les volumes augmenteront.

Les ayants droit et les domainers, deux faux-amis

Un assez grand nombre de nouvelles extensions ont construit leurs modèles de court terme sur l’espoir de toucher deux marchés jugés particulièrement prometteurs : les ayants droit et les domainers.

Anxieux de protéger leurs marques contre le cybersquatting, les ayants droit ont longtemps été une vache à lait du marché des noms de domaine. Les « sunrise period » destinées à leur permettre de protéger leurs noms ont parfois même été transformées en séquences de racket organisées par des registres plus ou moins créés dans cette intention. Mais les ayants droit ont souvent été très décevants. Conscients qu’ils ne pouvaient plus supprimer le risque, ils se contentent de plus en plus de le gérer et ne participent plus aux sunrise periods avec le même enthousiasme (la même angoisse) qu’auparavant. De la même manière, leurs stratégies de dépôts défensifs se sont faites de plus en plus parcimonieuses. L’abondance de TLD a contribué à tuer le Veau d’Or.

Les domainers pour leur part ont aussi été sources de déconvenues. Certains irréductibles se refusent à prendre le risque d’investir sur des extensions à la pérennité sujette à caution, ou si mal connues du public que les chances de revente avec profit sont rares. La politique des noms « premium » vendus aux enchères ou facturés plus chers s’est aussi parfois avérée décevante, les domainers n’ayant pas les moyens d’investir beaucoup sur un seul nom et les titulaires plus « naturels » n’étant pas assez sensibilisés pour consentir de telles dépenses.

Convaincre les investisseurs

Toutes ces considérations sont importantes pour les candidats à l’obtention d’un TLD (et pour ceux qui en ont déjà un !) vis-à-vis de leurs investisseurs ou de leurs mandants. Il est important de comprendre le cas dans lequel se situe chaque profil de TLD afin d’ajuster le modèle économique et la stratégie marketing en conséquence, et de ne pas faire même de bonne foi de « fausses promesses » aux bailleurs de fonds.

La première précaution à prendre est de leur expliquer que le seul volume n’est pas un critère de succès absolu.

Le « succès » ou l’échec n’est pas lié au volume mais à la pertinence de la stratégie en regard des conditions de marché

Nos réflexions ont montré que le volume n’est que la partie émergée de l’iceberg, certes la plus visible, mais peut-être pas la plus pertinente. Un TLD parvenant à la profitabilité avec un volume faible mais touchant bien sa cible et la fidélisant sera en toute logique plus pérenne qu’un TLD à fort volume mais déficitaire et faisant reposer son développement sur la conquête permanente de nouveaux clients pour compenser un taux de renouvellement très bas.

Même si le marché des noms de domaine présente parfois des situations ubuesques, le principe de réalité finit toujours par s’imposer. Le 1er « Round » a vu se multiplier des projets parfois brillants, mais souvent irréalistes du point de vue des attentes et de la décorrélation entre cibles, conditions d’éligibilité, modèles économiques et stratégies marketing. On peut espérer que les candidats au prochain round sauront mieux relier ces différents paramètres pour donner le maximum de chances de succès à leur aventure entrepreneuriale.